Le Corbusier selon Lefebvre

L’analyse critique des œuvres et des théories corbuséennes par Henri Lefebvre s’étale sur près de trente ans et constitue un élément clé de ses réflexions sur la ville, l’espace, l’urbain et la modernité. La première notation sur Le Corbusier se trouve dans l’important article de 1960 Les nouveaux ensembles urbains. Un cas concret : Lacq-Mourenx et les problèmes urbains de la nouvelle classe ouvrière.[1] Cet article est pivot dans le passage des études de sociologie rurale à celles de sociologie urbaine. Face à l’ennui et l’isolement provoqués par l’urbanisme moderne, et dont la ville nouvelle (alors en cours de construction) de Lacq-Mourenx dans le Béarn lui offre un exemple concret, Lefebvre recherche des projets de réforme urbaine capables de recréer de la vie sociale. Dès lors, Le Corbusier avec ses « unités d’habitation » (la première, « la Cité radieuse », a été inaugurée à Marseille en octobre 1952) lui apparaît comme porteur d’une utopie rationnelle positive ne négligeant pas la dimension sociale dans ses recherches architecturales et urbanistiques. Le philosophe-sociologue va jusqu’à déclarer : « Le problème du logement et de l’immeuble, déjà envisagé, élaboré, partiellement résolu (notamment par Le Corbusier, dont les projets restent ce qu’il y a de plus vivant et stimulant dans ce domaine). »[2] Les travaux du Corbusier semblent, à ses yeux, retrouver une inspiration utopique dont Fourier et ses phalanstères furent un moment essentiel. Non seulement Lefebvre n’associe pas Le Corbusier à l’échec naissant des villes nouvelles et autres grands ensembles, mais il apparaît même être un possible recours contre cet échec et ses différentes formes (pauvreté architecturale, fonctionnalisme étroit, gestion technocratique, repli individualiste et consumérisme des habitants, ennui).

L’analyse progresse en 1961 avec l’article Utopie expérimentale : pour un nouvel urbanisme.[3] La référence à Le Corbusier reste positive mais devient plus complexe. L’angle d’analyse reste celui de l’utopie, Le Corbusier, comme ses disciples, étant encore associé à ce courant de pensée : « Il découvre ou redécouvre l’originalité d’œuvres un peu oubliées, celle de Ledoux, celle des grands socialistes utopiques, Owen, Fourier. »[4] Pour Lefebvre, l’architecte ne doit pas en rester à la seule sphère technique mais prendre en compte la réalité sociale et les besoins humains. Loin d’être purement technique, l’architecture est aussi politique et idéologique. L’intérêt de cet urbanisme fonctionnaliste, qu’il semble alors soutenir, c’est qu’il ne s’en tient pas aux seuls problèmes techniques mais fonde la construction (de la maison, du quartier ou de la ville) sur une compréhension des besoins humains et de la vie quotidienne. « Il est clair que l’école de Le Corbusier a conçu et conçoit la cité comme la forme sensible et tangible d’un contenu essentiel : la pleine satisfaction des besoins humains. Elle veut créer les conditions d’une communauté véritable. »[5] On voit la référence positive faite aux théories corbuséennes du « modulor » et de son échelle humaine. Pourtant pointe déjà une critique adressée aux théories et aux pratiques corbuséennes, qui prend comme angle d’attaque son urbanisme. Car il y a une ambiguïté fondamentale de ce fonctionnalisme prétendant révolutionner l’urbanisme, atteindre à une radicalité dans ses constructions, retrouver une utopie humaniste mais qui n’aboutit qu’à une simplification des besoins humains, à une dislocation de la vie quotidienne et à l’adaptation de la vie et de la ville aux exigences du capitalisme moderne. Si Le Corbusier a le mérite de partir des besoins humains c’est pour tout de suite les réduire et les systématiser. Dès la charte d’Athènes en 1933 (et à travers tous les Congrès internationaux d’architecture moderne jusqu’à la rupture du Xe congrès) ils sont réduits à cinq fonctions fondamentales : l’habitation, le travail, la circulation, les divertissements et le patrimoine (sorte de reste culturel). Ces besoins, et à travers eux toute la vie quotidienne, se trouvent donc fixés, figés, réduits et programmés d’avance. Ils sont de plus hiérarchisés entre eux, de façon interne (ainsi les loisirs sont secondaires par rapport au travail, suivant la logique capitaliste) et de façon externe car soumis à des principes idéologiques et moraux (comme, par exemple, le rôle central de l’individu et de la cellule familiale traditionnelle). « Ce projet déborde l’empirisme, le praticisme, la technicité pure. Il s’occupe des hommes. En fait, il propose à des êtres humains un programme de vie quotidienne. Il ne se contente pas d’apporter aux futurs habitants un cadre et un décor, cadre plus ou moins rigide ou adapté, décor plus ou moins réussi. Il veut leur offrir de multiples moyens rationnellement ordonnés d’accéder à l’épanouissement de l’individu et des groupes partiels dans la communauté. Il propose une harmonie. »[6]

Loin d’être technique, purement rationnelle et neutre, l’architecture corbuséenne est idéologique, réduisant l’homme et ses besoins. Ainsi, l’ascétisme calviniste du maître présent dans ses théories et ses pratiques explique peut-être les réussites de la chapelle de Ronchamp et du couvent de la Tourette. Ceci est un exemple illustrant une des théories spatiales fondamentales de Lefebvre qui montre comment l’idéologie est d’autant plus efficace qu’incarnée dans l’espace, invisible en tant que telle. Il y a d’autre part sous-estimation par Le Corbusier du social, de sa complexité et de sa richesse. La spontanéité et les désirs s’en trouvent niés ou mutilés. « Il y a une certaine naïveté dans les anciens projets de Le Corbusier[…] En bref, l’homme social ne se définit pas seulement par l’habitat. »[7]

Un autre aspect de la réduction opérée par le fonctionnalisme est son incapacité à lier architecture moderne et patrimoine. On se souvient comment dès 1925 dans son plan Voisin, Le Corbusier souhaitait raser les sept premiers arrondissements de Paris, ne gardant que Notre-Dame et les portes Saint-Martin et Saint-Denis, pour les remplacer par des barres et des tours géantes ! Au contraire, pour Lefebvre : « Dans les villes historiques, les monuments ont des fonctions si complexes que le concept de « fonction » ne parvient pas à les épuiser […]Pour telle « fonction », nous reprendrions volontiers le terme « transfonctionnel » ou « suprafonctionnel ». »[8]

Lefebvre poursuit sa critique du fonctionnalisme dans une communication de 1962 La vie sociale dans la ville.[9] Il se centre davantage sur l’urbanisme du Corbusier que sur son architecture (cela ne changera pas par la suite)[10]. Si l’urbanisme moderne est un progrès par rapport au chaos urbain et aux taudis (voir certaines zones du centre de Paris à l’époque), la méthode analytique sur laquelle il repose entraîne une dissociation théorique et pratique des dites fonctions, une dislocation des espaces brisant la vie sociale et la ville en tant que totalités. « Un fonctionnalisme valable à un certain niveau, mais contestable si on le transforme en vision globale et complète de la cité. »[11] Cette incapacité de l’urbanisme moderne à penser et à créer des espaces de vie commune (la « rue » de Le Corbusier n’était déjà qu’un sombre couloir interstitiel entre les espaces privés, et ses pilotis vidaient l’espace extérieur qui devenait un parking) se constate encore de nos jours, nombre de « forum » étalant leur vide formel et social. Le lien social, loin d’être régénéré par l’habitat moderne, s’est retrouvé anémié, réduit à la sphère familiale et au grand spectacle télévisuel qui vient forclore cette aliénation. L’urbanisme dit moderne est donc en contradiction avec ce qui, pour Lefebvre, constitue la ville : la rencontre, la totalité dynamique et dialectique de la « praxis », la pratique sociale globale. Les rencontres étant au cœur des processus sociaux et urbains, cliver les espaces revient à rendre la vie sociale, et in fine les individus, schizophrènes. « La ville est un tout […]un espace-temps et non pas seulement une projection d’une structure sociale, d’une société globale dans le seul espace. »[12]

Cette critique se poursuit encore et devient plus sévère en 1966 avec L’introduction à l’étude de l’habitat pavillonnaireintroduisant au recueil L’habitat pavillonnaire de Nicole Haumont, Marie-Geneviève Raymond et Henri Raymond, fruit des recherches faites dans le cadre de l’Institut de sociologie urbaine, fondé en 1963 par Monique Cornaert et Lefebvre. « L’urbanisme » (souvent placé entre guillemets) est accusé d’être une sorte de positivisme acceptant le réel et toutes ses contraintes sociales. Alors qu’elles se voulaient utopiques, voire prophétiques, les théories et les pratiques corbuséennes ne firent que refléter les besoins du capitalisme d’Etat. Elles pouvaient d’ailleurs aussi bien s’adapter à ceux du socialisme d’Etat, comme le montra la collaboration à Moscou du maître et du pouvoir stalinien. Notons au passage la grande plasticité politique du Corbusier, capable de passer de Staline à Pétain en quelques années. L’urbanisme moderne est aussi porteur d’une abstraction, d’une géométrisation de l’espace ne prenant pas en compte les pratiques spatiales des habitants, leur désir d’appropriation individuelle et collective. « L’espace social ne coïncide pas avec l’espace géométrique et sa qualité spécifique lui vient d’une appropriation […] Si le projet de synthèse entre l’individuel et le collectif émergeait déjà dans l’œuvre de Le Corbusier, il peut recevoir des méthodes nouvelles d’analyse, des indications supplémentaires, plus concrètes. La recherche en ce sens commence à peine. »[13] Le Corbusier ne représente plus la solution aux problèmes urbains et au-delà de la critique de l’urbanisme fonctionnaliste, c’est tout urbanisme qui est mis en question.

Le hiatus entre les projets du Corbusier et le vécu des habitants est l’objet des travaux de Philippe Boudon, dont Lefebvre préface en 1969 le livre Pessac, le quartier Le Corbusier[14]. Le quartier Pugis de Pessac, banlieue de Bordeaux, est le seul plan d’urbanisme réalisé par Le Corbusier, avec le petit lotissement de Dieppe en 1917 et Chandigarh à la fin de sa vie. Ses grands projets pour Paris, Moscou, Rio de Janeiro, Genève ou encore Alger ayant avorté. Si Lefebvre parle encore du « génie » du Corbusier, il remarque avec P.Boudon l’étroitesse de son rationalisme techniciste voulant prédire et réduire les pratiques des habitants, les passant au moulinet de ses « machines à habiter ». Or, pour lui habiter est un acte de création qui dépasse tous les projets imaginables, l’architecture ne s’arrêtant donc nullement le jour de la livraison des bâtiments. Habiter est une activité productrice de transformations et non pas une attitude passive se pliant à toutes les projections des architectes. P. Boudon étudie comment concrètement les habitants du quartier de Pessac ont détourné le bâti corbuséen. Lefebvre précise le concept d’architecture en distinguant en elle trois niveaux : le niveau théorique (qui est aussi celui des idéologies) dans lequel la liberté du créateur est quasi complète; le niveau de la réalisation concrète des projets, qui contraint l’architecte et l’architecture à plus ou moins s’adapter aux diverses demandes et aux contraintes physiques et sociales; le troisième niveau est celui de la pratique des habitants s’appropriant peu ou prou l’œuvre architecturale. La leçon des habitants de Pessac est donc de montrer que non seulement l’architecte ne doit pas vouloir tout contrôler, qu’il doit laisser aux habitants des marges de manœuvre, mais que de plus l’architecture n’est pas entièrement le fruit de l’architecte, elle devient (cette dimension de l’évolution temporelle étant une des plus difficiles à saisir pour et par l’architecte) aussi celui des habitants et de leurs praxis urbaines. Ce niveau de la praxis est essentiel pour Lefebvre, car le but de l’architecture est d’être vécue, pratiquée et non pas d’être un objet fermé sur lui-même, une sorte de sculpture géante. Une architecture, aussi brillante fut-elle, qui ferait fi des conditions de vie de ses habitants ne serait pas une bonne architecture. De ce point de vue, l’œuvre corbuséenne pêche avec sa pauvre qualité constructive récurrente, son dédain des détails (à la grande différence d’un Mies Van der Rohe ou d’un Scarpa) et son « brutalisme ».

Avec La révolution urbaine[15], publiée en 1970, on assiste à une mise en cohérence, à une synthèse des théories spatiales et urbaines lefebvriennes. Développant les concepts de « polyfonctionnalité » et de « transfonctionnalité » comme caractéristiques essentielles des villes, il revient sur la rue : « La rue ? C’est le lieu de rencontre, sans lequel il n’y a pas d’autres possibles dans des lieux assignés (cafés, théâtres, salles diverses). »[16] On comprend sa critique de la conception corbuséenne qui sacrifie la rue à une « circulation » dont l’automobile est l’archétype. « L’invasion des automobiles et la pression de cette industrie c’est-à-dire du lobby de l’auto, ont fait de la bagnole un objet-pilote, du parking une obsession, de la circulation un objectif prioritaire, destructeurs de toute la vie sociale et urbaine. Le jour approche où faudra limiter les droits et les pouvoirs de l’auto, non sans difficultés et dégâts. »[17] Il revient également sur l’utopie. Il distingue une utopie négative (celle du Corbusier et de l’urbanisme moderne) qui essaie d’ordonner de manière à priori et idéologique la réalité urbaine et sociale; et une utopie positive s’essayant à fournir à la praxis sociale de nouveaux supports pour une libre création « d’espaces différentiels » (non seulement différents mais permettant surtout l’expression et la création de différences).

Dans la longue communication L’espace, la production de l’espace, l’économie politique de l’espace[18] (qui annonce sa future somme sur l’espace) faite au symposium Les institutions de la société « post-technologique » au Moma à New-York en janvier 1972, Lefebvre revient de nouveau sur Le Corbusier, d’une façon plus complète. Il le replace dans un mouvement historique plus global : « Simultanément, deux écoles : le Bauhaus et l’école architecturale constructiviste en Russie soviétique et deux hommes presque solitaires – Le Corbusier et F.L.Wright – entrevoient la production de l’espace. »[19] Théoriquement, c’est le Bauhaus (et Gropius en son sein) qui poussa le plus loin l’analyse de la production globale de l’espace à partir des années 1920. Cette nouvelle capacité de production de l’espace de la modernité ne se résume pas à la construction de bâtiments dans l’espace mais envisage la production globale de l’espace lui-même et de tous les objets s’y trouvant (meubles, etc.), elle est un élément fondateur du processus de mondialisation se développant au 20e siècle. Lefebvre semble préférer Wright à Le Corbusier dont le portrait devient sombre : « Le Corbusier est le moins important, le moins intéressant, le moins sympathique. »[20] Autoritaire, simplificateur en théorie et en formes, réactionnaire en politique et rigide en morale, Le Corbusier est loin d’atteindre avec sa « poésie de l’angle droit » le lien avec la nature d’un Wright et de son architecture toute en horizontalité.

Le propos se poursuit dans La production de l’espace en 1974. « Les gens du Bauhaus ont compris que l’on ne peut pas produire des choses en dehors les unes des autres dans l’espace, meubles et immeubles, sans tenir compte de leurs rapports et de leur ensemble […] Qu’allaient donner les audaces du Bauhaus ? L’architecture mondiale, homogène et monotone, de l’Etat, capitaliste ou socialiste. »[21] Malgré les remarques critiques de la préface de 1986, on perçoit clairement le hiatus entre les prétentions révolutionnaires de ces créateurs de l’espace moderne et le devenir marchand de leurs créations. S’il y a bien sûr eu en partie récupération de leurs recherches et de leurs réalisations, l’ambiguïté par rapport aux besoins du capitalisme était présente dès le début (quel qu’aient été les options politiques). Par exemple, les innovations techniques (béton, pilotis…) permettent certes une plus grande liberté constructive (plan et façade libres) mais en même temps rendent l’espace plus géométrique, visuel, homogène et abstrait, « logistique » et « phallique » rajoute Lefebvre. En ce sens, les discours idéologiques du Corbusier sur la nature, la mesure humaine (modulor), la lumière et l’harmonie, ne sont peut-être qu’un chant du cygne au moment du basculement historique irréversible vers la production de masse technicienne, vers la mondialisation de la marchandise industrialisée. Devenir monde de la marchandise et devenir marchandise du monde, comme le résume Lefebvre. Tout en chantant la nature et l’harmonie, Le Corbusier instaure pratiquement l’habitat machinique et industriel, l’antinature urbaine, le clivage des individus, des besoins et des fonctions.

Certes, cet espace trouve aussi des racines au 19e siècle dans : « […] une pratique spatiale autoritaire et brutale : celle d’Haussmann, puis celle codifiée par le Bauhaus et Le Corbusier, à savoir l’efficacité de l’esprit analytique dans et par la dispersion, la séparation, la ségrégation. »[22] Une de ces formes de ségrégation est celle qui oppose les centres et les périphéries. Les grands ensembles (pauvres espaces pour les pauvres) trouvent leur origine dans ce mouvement moderniste, même si leurs épigones ont souvent bâti du sous Bauhaus ou du sous Le Corbusier.

Le jugement définitif de Lefebvre sur Le Corbusier se trouve dans l’entretien accordé en 1986 à la revue Espaces-temps. « Le Corbusier supprime la ville et la remplace par des maisons gigantesques, où tout est livré à la circulation. Le Corbusier, qui était un bon architecte, a été un urbaniste « catastrophal », qui a interdit de penser la ville comme lieu où des groupes divers peuvent se rencontrer, où ils ont des conflits, mais aussi des alliances, où ils concourent à une œuvre collective. »[23] Tout en maintenant un jugement positif sur l’architecture corbuséenne[24], Lefebvre voit bien comment celle-ci a dévoré son urbanisme, jusqu’à développer une paradoxale tendance anti-ville au cœur même de son urbanisme. On pourrait d’ailleurs également retrouver une telle tendance (avec moins de « brutalisme » peut-être) dans l’Ecole de Chicago, encore marquée de références rurales. Penser véritablement la ville et l’urbain pour Lefebvre, ce n’est pas étendre l’échelle de l’architecture au quartier ou à la ville, mais réfléchir à la dialectiques des différentes échelles, celles de l’immeuble, de la rue, du quartier, de la ville, de la région, du pays, du continent et de la planète.

L’urbanisme technocratique (n’oublions pas le lien des réflexions urbaines lefebvriennes à sa critique de la technocratie développée notamment dans Position : contre les technocrates en 1967) en vient à tuer la vie urbaine qu’il souhaite régir, prévoir et prédéterminer. « Le métier d’architecte devient singulièrement un métier d’ordonnateur social » nous dit le Corbusier, mais cet « ordre social » reflet du capitalisme d’Etat est un obstacle à la vie sociale, aux échanges et rencontres qui font la ville. L’urbanisme en général et celui du Corbusier en particulier sont trop simplistes pour comprendre la complexité de la vie sociale urbaine.

Lefebvre remarque que le socialisme d’Etat a pour sa part poussé à leurs combles les méfaits de l’urbanisme technocratique. Le marxisme, malgré les travaux précurseurs d’Engels sur la ville, a enfanté des monstres urbains. « Les conséquences ont été graves : la révolution soviétique en ses débuts a été anti-urbaine. Il y a eu des architectes (très grands) plutôt que des urbanistes. »[25] Ses critiques croisées des urbanismes capitaliste et socialiste (voir pour plus de précision sa somme tétralogique De l’Etat publiée entre 1976 et 1978) montrent que la « révolution urbaine »ne saurait se distinguer, dans la théorie comme dans la pratique, de l’autogestion de la ville par ses habitants, véritable socle du fameux « droit à la ville ». Pour préciser ceci, nous laisserons la conclusion à Marion Segaud, auteure d’une thèse soutenue sous la direction de Lefebvre en 1969, intitulée Mythe et idéologie chez Le Corbusier. Cet important travail analyse l’espace corbuséen, tout à la fois abstrait, clivant, ascétique, idéologique et mythologique. « Comme l’indique Henri Lefebvre dans Le droit à la ville l’issue réside plutôt dans la création de cette vie quotidienne que dans la création de son cadre : l’avenir de l’objet architectural réside plutôt dans la production de la vie sociale par les hommes eux-mêmes. »[26]

Sylvain Sangla (*)

(*) Sylvain Sangla est docteur en philosophie. Il a publié dans le dossier de ContreTemps n°43 « Le droit à la ville d’hier à aujourd’hui ».

Notes : 

[1] Repris dans H.Lefebvre, Du rural à l’urbain, Paris, Anthropos, 1970.

[2] DRU, p.112.

[3] Publié dans Die neue Stadt, Zürich, Bauen und Wohnen, 1961 puis dans DRU.

[4] DRU, p.131.

[5] DRU, p.133.

[6] DRU, pp.102-3.

[7] DRU, pp.135-6.

[8] DRU, pp.136-7.

[9] Reprise dans DRU.

[10] Certains auteurs ont critiqué Le Corbusier au nom du fonctionnalisme, comme le marxiste tchèque Karel Teige. Critique d’art et artiste ayant travaillé au Bauhaus, il a débattu avec Le Corbusier entre 1929 et 1931, attaquant la monumentalité et le formalisme de l’architecture corbuséenne. Teige centre ses analyses sur les concepts du beau et de l’utile, alors que Lefebvre utilise les concepts de forme/fonction/structure, non seulement dans ses analyses spatiales mais dans l’ensemble de sa sociologie.

[11] DRU, P.146.

[12] DRU, P.148.

[13] DRU, P.180.

[14] P.Boudon, Pessac, le quartier Le Corbusier, Paris, Dunod, 1969.

[15] H.Lefebvre, La révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970.

[16] RU, p.29.

[17] Idem.

[18] Reprise dans H.Lefebvre, Espace et politique, Paris, Anthropos, 1973.

[19] EP, p.250.

[20] Idem.

[21] H.Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974, pp.147-9.

[22] PE, p.355.

[23] H.Lefebvre, Hors du centre point de salut ?, Espaces-temps n° 33, 1986.

[24] Sans charger Le Corbusier de tous les travers historiques du 20e siècle, ce n’est peut-être pas un hasard si on a assisté à un échec des projets sociaux de son architecture, comme avec l’embourgeoisement de la Cité radieuse, de sa vie collective, de la fin des commerces et autres communications internes, ou avec la muséification de la villa Savoye ou de Ronchamp.

[25] Hors du centre, p.17.

[26] Marion Segaud, Mythe et idéologie chez Le Corbusier, thèse de 3e cycle, Université de Paris X-Nanterre, juin 1969.

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